Atlantico : Emmanuel Macron, lors de son interview de 13 heures consacrée à la crise de la réforme des retraites a affiché deux grands objectifs économiques pour le pays : le plein emploi d’une part et la réindustrialisation de la France d’autre part, tout en ajoutant que cette dernière bataille était en train d’être gagnée, le tout d’ici 2030. Ce constat comme cet objectif concernant l’industrie, vous paraissent-ils crédibles ?
Olivier Lluansi : Il y a un vrai potentiel de réindustrialisation porté par France 2030. Ce projet prévoit d’investir 54 milliards d’euros, dont 34 mds € « nouveaux ». Sur ces 34 mds€ 17 milliards seront dédiés à l’innovation et à la recherche et 17 mds le sont à l’investissement productif. Ce sont des sommes considérables. Dans une étude de PwC France [PricewaterhouseCoopers] sur le potentiel de France 2030, nous avons estimé que cela peut correspondre à 430.000 emplois industriels additionnels. Ce chiffre-là permettrait d’augmenter la part industrielle du PIB de 10%, notre niveau actuel, qui est celui de la Grèce, jusqu’à 12%qui est celui de l’Espagne ou du Portugal. Loin de la moyenne européenne qui est à 16%, de l’Italie à 17%. Très loin de l’Allemagne qui est entre 20 et 21%.
Ainsi France 2030, nous permettrait de rattraper en partie notre retard. Mais cela ne suffira pas à compléter une réindustrialisation. Nous sommes actuellement parmi les derniers de la classe en activités industrielles. Si l’on regarde le PIB de l’Union européenne, les trois seuls pays qui sont derrière nous : Chypre, Malte et le Luxembourg ! C’est dire d’où on vient. Nous avons mis en évidence dans une note publiée par la Fabrique de l’industrie (un think tank sur les sujets industriels) co-rédigée avec Guillaume Basset qu’il existe un autre potentiel de réindustrialisation qui se situe, lui, dans les territoires.
Tandis que France 2030 privilégie la rupture technologique et l’innovation fondamentale, la « deep tech », dans les territoires, il y a un potentiel caché de nombreux projets industriels qui permettent de répondre aux attentes des marchés, qui permettent de sécuriser des approvisionnements… A l’examen de notre expérience dans 20 territoires pilotes, ce potentiel caché de création d’emplois industriels est au moins équivalent à celui de France 2030, soit encore 450.000 emplois !.
Pour être en mesure de mener à bien une réindustrialisation complète, il nous faut marcher sur deux jambes : à la fois poursuivre France 2030 et lancer de nouvelles filières innovantes comme les semi-conducteurs, l’hydrogène, l’ordinateur quantique. Il faudra aussi des projets certes innovants mais pas nécessairement de rupture, qui se situeraient dans les territoires.
La somme de ces deux potentiels nous ramènerait au milieu du peloton européen. Cela conduirait à créer 1 million d’emplois industriels supplémentaires, de 3,2 millions à 4,2 millions. Cela correspondrait approximativement à 15% du PIB industriel alors que la moyenne européenne est à 16% rappelons-le. Nous avons donc ce potentiel qui nous tend les bras.
Il est activé sur sa partie rupture technologique, excellence, nouvelles filières grâce à France 2030. Et il y a cet autre potentiel, caché dans les territoires, qui est moins exploité pour le moment et qui ne demande qu’à être activé. Il est important de nous en saisir pour permettre cette pleine réindustrialisation souhaitée par le Président de la République et en fait par le pays et pour recoller au milieu du peloton européen.
Loïk Le Floch-Prigent :Aucun observateur sérieux ne peut dire que la réindustrialisation du pays est amorcée ! Ce déni de réalité parait invraisemblable. Le tissu industriel français est malade depuis des années, les chiffres en attestent, mais la visite des sites aussi dans la plupart des régions du pays . On entend depuis quelques semaines une petite musique sur des annonces qui sont faites, sur des projets dont on parle…beaucoup de mots et d’intentions , mais la dure réalité est là, devant nos yeux : l’industrie française s’enfonce avec des actions de fermeture et de délocalisation toujours nombreux et des ventes à l’étranger de pépites qui auraient pu préparer notre redressement . Si le Président croit à ce qu’il dit c’est grave car cela veut dire que le monde réel lui est étranger, et s’il ne le croit pas c’est aussi grave car il n’est plus l’heure de tromper la population . Notre industrie s’affaiblissait depuis un grand nombre d’années, il y a eu quelques accélérations notables à ce déclin, mais la crise énergétique qui se préparait depuis longtemps a explosé avec le conflit Russie/Ukraine et comme aucune mesure concrète efficace n’a été prise depuis un an c’est toute l’industrie nationale qui a été fragilisée, seules quelques entités implantées à l’étranger ont pu tirer leur épingle du jeu.
Il convient donc de ne pas confondre annonces et réalisations, on peut se réjouir des discours réparateurs, mais ce sont par les actes que l’espoir peut vraiment renaitre et ce qui a été défait pendant au moins vingt ans ne pourra pas être rebâti en sept ans si les causes n’ont pas été combattues. Sans diagnostic approfondi il ne peut y avoir de remèdes efficaces sinon un discours placebo.
Que nous indiquent les chiffres et statistiques officielles sur l’état de l’industrie en France ?
Olivier Lluansi : Il y a plusieurs façons pertinentes de mesurer l’état de l’industrie d’un pays en termes économiques. L’une d’elle est la part manufacturière du PIB, de la valeur ajoutée. Si on prend les chiffres de l’OCDE et comme référence la situation d’avant crise-Covid ou même celle de 2017, il y a eu une décroissance de la part manufacturée du PIB de 11% à 10%. Le deuxième critère majeur est l’emploi industriel qui est globalement à peu près stable autour de 3,1 à 3,2 millions d’emplois entre fin 2017 et fin 2022. Un autre critère pertinent et qui mesure bien la force et la compétitivité d’une industrie est le commerce extérieur. Entre 2019 et 2020, il y a une chute fantastique à -163 mds € !
L’industrie a un rôle pour le développement des territoires. Une usine se met difficilement au centre-ville d’une métropole, l’activité industrielle préfère les villes moyennes. L’étalement urbain y est plus lent, le foncier y est moins cher. Un bassin d’emplois à disposition permet de recruter.
L’objectif fixé par le président de la République était de 100 usines en plus par an. Cet objectif a été dépassé en 2021 : +120 usines. Cependant nous étions en-dessous en 2022 seulement +80 usines, selon les chiffres de Trendeo. Sur les 80 en 2022, 60 étaient créées au 1er semestre et ce chiffre a brutalement décliné au deuxième semestre 2022. Le solde du 4e trimestre 2022 était simplement de 5 usines entre celles qui avaient fermé et celles qui s’étaient créées. C’est l’effet de la crise des marchés de l’énergie, et peut-être de Inflation Reduction Act américain.
Au regard de tous ces éléments, on peut dire la décroissance très rapide de notre industrie depuis quatre décennies, et particulièrement sur la décennie 2000-2010 a été jugulée. Mais nous n’avons pas néanmoins pas encore de signes manifestes d’une réindustrialisation mature et puissante. Cela concerne l’emploi, la part de valeur ajoutée de l’industrie dans le PIB, le commerce extérieur, le nombre d’usines.
Sur l’emploi industriel par exemple, sur les 3,2 millions d’emplois, il n’y a eu que 40.000 créations nettes en 2022. C’est bien, c’est positif, mais c’est +1% environ.
Loïk Le Floch-Prigent : Il me parait difficile de trouver un seul chiffre dans la littérature officielle qui justifie les propos du Chef de l’Etat. Le tissu industriel du pays avec des transferts de propriété fréquents vers des capitaux étrangers n’a pas la rentabilité de ses voisins immédiats européens, impôts de productions, charges sociales et règlementations restrictives sont quelques unes des causes évidentes, comme le déficit de fonds propres , et ces mauvais chiffres conduisent à des difficultés d’investissements que les annonces de subventions et d’aides diverses ne permettent pas de vaincre. Les entreprises sont heureuses de recevoir des encouragements, mais la prospérité du pays exige un environnement favorable au développement industriel, ce n’est pas le cas aujourd’hui.
Au-delà du secteur industriel pris comme un tout, quels sont les secteurs industriels plus spécifiques [automobile, chimie, plastique etc…] qui se distinguent par leurs forces ou par leurs faiblesses ?
Olivier Lluansi : Il suffit de regarder la balance commerciale. Deux secteurs se distinguent : l’aéronautique et le luxe. Un troisième secteur aussi celui des boissons, on pense naturellement aux vins.
D’autres se distinguent négativement comme l’automobile. Dans les années 2000, le secteur de l’automobile était à un solde positif de 10 milliards dans le commerce extérieur. Aujourd’hui, il est à moins 20 milliards. La chimie était un secteur très exportateur. En 2022 ce secteur a beaucoup souffert. La crise de l’énergie l’a fortement impactée.
La balance commerciale est sans doute l’un des paramètres macroéconomiques les plus pertinents pour mesurer la santé et la force d’une industrie. Il manifeste d’où l’on part et tout l’effort que nous avons à accomplir. Encore une fois des solutions existent ! Elles prendront 10 ans peut-être 20 ans à se mettre en place. Il faudra de l’effort et de la permanence. Mais c’est possible !
Loïk Le Floch-Prigent : Il faut effectivement différencier les filières industrielles du pays puisque certains disent que les secteurs profitables sont le luxe, l’aéronautique et l’armement. C’est plus compliqué que cela car la présence d’un leader prestigieux ne conduit pas forcément à l’essor de tous , et la manne d’un grand donneur d’ordres ne signifie pas que la secteur correspondant soit compétitif .
Mais ce qui est clair ce sont des secteurs entiers que les décisions politiques ont décimé depuis au moins deux dizaines d’années, le secteur énergétique avec le poids des anti nucléaires favorisant l’industrie étrangère à travers l’éolien et le solaire, l’automobile où l’anathème contre le moteur thermique a mis à plat des centaines de milliers d’emplois et des centaines de sous-traitants au profit ultérieur et donc actuel de l’industrie chinoise, la chimie qui a du se délocaliser pour ne pas disparaitre sous les coups des gendarmes de l’environnement, le plastique soumis à un « bashing » permanent alors qu’il est prévu que mondialement le secteur va doubler dans les cinq ans qui viennent, l’agro-alimentaire soumis à des règles qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde et qui doit se soumettre à des importations sans précautions , la pharmacie qui a du délocaliser ses principes actifs en Asie pour conserver les prix bas imposés par l’Etat …c’est un inventaire à la Prévert qui s’impose à nous et sur lequel on doit ouvrir les yeux avant de déclarer que tout va bien et que le redressement est assuré ! Notre force c’est l’inventivité de nos techniciens et la résilience de nos entrepreneurs, notre faiblesse c’est une règlementation pléthorique à l’efficacité illusoire aux mains d’une bureaucratie souvent hostile à l’industrie. C’est donc un travail en profondeur qu’il convient d’entreprendre, une législature n’y suffira pas, mais surtout le déni de réalité ambiant ne permet pas qu’il soit même initié , on n’a pas vu l’ombre d’une prise de conscience , encore moins du début d’un renouveau, l’industrie française , globalement, ne va pas bien, la méthode Coué ne suffit pas !
La réindustrialisation de la France est-elle envisageable à environnement énergétique inchangé ? L’accélération du programme du nucléaire qui vient d’être votée est-elle notamment suffisante ?
Loïk Le Floch-Prigent : La réindustrialisation du pays exige une énergie abondante, bon marché et souveraine, ce qui a permis son essor autrefois et qui permet le développement quel que soit le pays. Les exhortations à la sobriété n’ont aucun sens sur le moyen et long terme, il faut retrouver l’abondance , ce qui ne veut pas dire le gaspillage, c’est-à-dire l’idée que si on double la production industrielle c’est possible compte tenu des infrastructures énergétiques nationales . Il faut donc, à court terme remettre toutes les centrales qui peuvent produire de l’électricité en fonctionnement et raccourcir le temps d’une augmentation sensible des productions. Le programme nucléaire a été stoppé parce que les gouvernements ont écouté les sirènes anti-nucléaires, la loi ne change rien à ce état de fait, elle a laissé les deux organismes de sureté alors que ce sont eux qui ont ralenti tous les programmes , y compris celui de la rénovation des centrales, et on ne comprend toujours pas pourquoi on fait avec nos techniques une centrale à l’étranger en 5/7 ans et que chez nous on prévoit 15 ! Ce n’est pas une loi qui relance une activité , ce sont des décisions et des actes précis, clairs, qui relancent l’enthousiasme des équipes ! Si dans un pays où le nucléaire peut représenter 75% de la consommation électrique on n’a toujours pas compris que les énergies intermittentes étaient inutiles et qu’elles nécessitaient comme en Allemagne du gaz (ou du charbon) c’est que l’on n’a pas pris la mesure du sérieux du problème du pays et qu’on ne l’a pas étudié. Si on ne résout pas à court, moyen et long terme la crise énergétique française, il n’y aura pas réindustrialisation , et cela passe par, à très court terme, un marché électrique qui fait dépendre le prix du cout , car en France nous produisons à cout bas dans l’hydraulique et le nucléaire . Tous les boucliers du monde et les aides diverses comme les chèques n’ont aucune utilité, l’industrie c’est le long terme , elle demande une politique claire , et non des contorsions incompréhensibles .
Même question que la précédente mais cette fois-ci à environnement réglementaire et fiscal constant ?
Loïk Le Floch-Prigent : Une fois résolu le problème énergétique on n’a pas encore recréé une industrie, il faut aussi avoir une réglementation comparable à celle de nos concurrents , ce qui n’est pas le cas, nous payons trop d’impôts, trop de charges et nous sommes soumis à une règlementation toujours « meilleure » que celle de nos voisins !Dans le domaine nucléaire notre règlementation est unique au monde, sommes nous plus intelligents que les américains, les russes, les chinois, les anglais, les indiens …. ou sommes nous plus fragiles ? De même pour la chimie, le plastique, la prospection du sous-sol, l’alimentation, l’agriculture, la pêche nous n’arrêtons pas de règlementer, de contrôler, de sanctionner …et d’appauvrir les acteurs économiques pour nous jeter dans les bras des premiers venus . Quand va-t-on arrêter cette course vers l’abime ? Sans doute faut-il commencer par réformer l’Etat ? C’est-à-dire celui qui prélève, dépense et contrôle ?
Le président de la République a aussi affiché l’objectif d’une industrie décarbonée. Au-delà de l’intérêt évident de l’objectif, savons-nous faire ? Et le savons-nous dans le calendrier que se fixent le gouvernement et/ou l’Europe en la matière ?
Loïk Le Floch-Prigent : On ne peut pas courir tous les objectifs à la fois, il faut des priorités, pour l’instant chaque pays est dans la survie de son appareil industriel , cela ne veut pas dire qu’il faut faire n’importe quoi, mais , pour l’instant , et les allemands nous le montrent bien avec la réanimation de leurs centrales à charbon, comme la Chine et l’Inde, il faut sauvegarder l’industrie qui existe et qui est en train de sombrer . La priorité c’est de la numériser, de la robotiser, de l’automatiser, et si l’on peut, à cette occasion la décarboner aussi, tant mieux ,mais n’oublions pas que la décarbonation peut « aussi » être accélérée par la disparition de l’industrie classique avec des annonces de l’industrie qui vient …et qui pourra ne jamais plus venir ! Pour l’instant aucun pays ne peut maintenir son industrie vivante en accélérant la décarbonation, donc personne ne le fait dans le monde ! Si nous voulons accélérer notre industrie disparaitra et le pays avec .
Le bon sens veut que l’on ne mise pas sur le tout nucléaire sachant que la première nouvelle centrale ne sera pas mise en service avant 15 ans, même sans concertation avec le public.
Il faut absolument developper des filières alternatives au nucléaire pour répondre plus rapidement à l’urgence climatique et à la nécessité de maintenir ce qui reste de l’industrie, la relancer en partant de ce que l’on sait faire et en améliorant les performances. Mieux Aider les PMI serait un bon point de départ.
Oui, le bon sens c’est aussi « maintenir le moteur thermique, améliorer ses performances, developper les techno hybrides» car ce ne sont pas les usines de batteries electriques construites en france qui nous sauverons de la dépendance à l’asie.