Bien plus qu’une vertueuse sobriété énergétique, les derniers chiffres sur la baisse de la consommation d’électricité révèlent l’ampleur de la catastrophe qui se déploiera si le gouvernement n’agit pas à la hauteur des enjeux.
Atlantico : La baisse de la consommation électrique de la grande industrie devient inquiétante puisqu’elle s’accélère à près de 18% sur les 30 derniers jours. Comment l’expliquer ? La stratégie du gouvernement, s’il y en a une, est-elle vouée à l’échec ?
Thierry Bros : Au prix de l’énergie aujourd’hui, les industriels ne permettent plus de dégager des bénéfices. Si on veut réindustrialiser l’Europe, il faut une énergie abondante, bon marché et décarbonée, mais elle n’existe pas. La transition énergétique sera une transition vers beaucoup plus d’électricité, donc si demain vous changez toutes les voitures thermiques en voitures électriques, il nous faut un parc nucléaire de dix réacteurs supplémentaires. On demande aux Français d’acheter une voiture électrique, mais rien ne bouge du côté de la construction des réacteurs. La promesse d’Emmanuel Macron de construire six réacteurs nucléaires reste une promesse pour le moment car elle a déjà été faite il y a un an. Dans la loi, on doit toujours procéder au démantèlement de 14 réacteurs. Ceux qui avaient les scenarii de la sobriété heureuse avaient en réalité un agenda caché avec la décroissance qui allait logiquement en découler.
Loïk Le Floch-Prigent : Il est difficile d’interpréter des chiffres qui intègrent la période de la trêve des confiseurs, période utilisée souvent pour l’inventaire et la maintenance. Cependant, il est clair que les appels à la sobriété ont souvent été entendus comme des encouragements , pour ceux qui le pouvaient, à produire en dehors de France. Il n’y avait là aucune « stratégie », tout juste une volonté d’ouvrir un parapluie pour préparer une non responsabilité en cas de pénurie. Tout cela est dérisoire, ce qu’attendent les industriels c’est une annonce des actes qui conduiraient à disposer de nouveau d’une énergie abondante et bon marché et les dérèglements des prix actuels de l’électricité les effraient. Nous verrons à la fin du mois de Janvier si la production et donc la consommation repartent, ce serait une bonne nouvelle !
Bruno Le Maire a affirmé : « Une de mes priorités pour 2023, c’est d’accélérer la création de sites industriels en France. Cette industrie doit être verte. Je proposerai prochainement un projet de loi sur le sujet. » Comment appréhender cette promesse à l’aune de la crise actuelle ?
Thierry Bros : Ca n’a aucun sens. Il faut faire en sorte que celle qui est là aujourd’hui puisse survivre, cela serait déjà pas mal. Dès 2021, on voyait poindre la crise énergétique, mais rien n’avait été fait. Le gouvernement ne l’a reconnu qu’avec le déclenchement de la guerre en Ukraine, mais on attend toujours les investissements public et privé dans l’énergie.
Par ailleurs, je ne crois pas que ce soit à cause de la libéralisation du marché que la situation se dégrade, car si on regarde dans l’histoire, Thatcher a libéralisé le marché en augmentant l’offre, pour in fine redonner du pouvoir d’achat à la population. Ce que nous ne faisons pas aujourd’hui !
Loïk Le Floch-Prigent : C’est encore une fois une politique de communication avec le mot clé « vert ». Mais l’atmosphère de l’industrie de transformation, « classique » si l’on veut, est très éloignée de cet optimisme ! Les bureaucraties n’ont pas cet accueil chaleureux qu’imagine le Ministre, elles retardent, soupçonnent, puis contestent les décisions des industriels tandis que partout les contrôles conduisent à mises en demeure et demandes d’investissements « verts » démesurés. Ce qui est fait dans la plupart des pays en quelques semaines prend en France des mois et des années, comme en témoigne la mésaventure de Louis Le Duff avec son usine Bridor qui attendait depuis cinq ans à Liffré (près de Rennes) son premier coup de pioche et qui sait désormais qu’il faudrait attendre encore deux ans pour conserver un espoir ! La seule décision prise a été de préparer une loi pour accélérer la construction des éoliennes en mer qui sont parfaitement inutiles dans les années à venir pour sécuriser l’approvisionnement électrique national ! Si c’est l’objectif du Ministre, il faudra qu’il nous explique les actions qu’il envisage mais notre préoccupation actuelle est plutôt d’arriver à maintenir ce qui nous reste du tissu industriel français mis à mal depuis des années mais qui subit aujourd’hui des couts de l’énergie dramatiques et une accélération des contrôles, soit disant « verts », consternants.
Comment la situation conjoncturelle actuelle vient-elle s’ajouter à l’inertie bureaucratique française structurelle qui plombe traditionnellement notre industrie ?
Loïk Le Floch-Prigent : S’il n’y avait que l’inertie ! Il y a aussi beaucoup de bureaucratie qui veut empêcher le développement industriel « sale », c’est-à-dire l’industrie de transformation avec des machines. Le soulagement de certains à l’idée que l’on pouvait faire de l’industrie sans usines est toujours vivant, il a conduit aux difficultés de reconnaissance des bacs professionnels, il a retardé l’organisation de l’apprentissage, il a justifié la désindustrialisation de notre pays, le redressement va être long, difficile et culturel. La conjoncture n’est pas favorable, c’est pourquoi il faut que tout le monde s’engage dans le développement de notre industrie, si nous avons la volonté de réussir.
L’industrie française continue de créer des usines, selon l’étude publiée en septembre par le cabinet Trendeo. Malgré la guerre en Ukraine et la flambée des prix, la réindustrialisation du pays se poursuit. Au premier semestre 2022, 90 usines ont été créées et 35 ont été fermées. Beaucoup d’entreprises s’inquiètent de leur facture énergétique mais seulement 300 ont sollicité le fonds public mis en place. Que penser de ces données ? Au contraire, les déboires dans l’industrie ne sont-ils pas annonciateurs de multiples faillites en 2023 ?
Thierry Bros : Le temps industriel est un temps long. Et les industriels se sont déjà rendus compte qu’opérer en Europe était devenu difficile.
Loïk Le Floch-Prigent : Avec le « quoi qu’il en coûte » les faillites ont diminué, on va donc connaître une sorte de rattrapage, et une multiplication de celles-ci. Encore faut-il bien distinguer les extinctions inéluctables de celles qui sont le résultat des récents évènements alors qu’il n’y a pas d’erreurs de gestion ni de manque d’innovation. Les chiffres sont trompeurs si on ne regarde pas dans le détail, et ces détails nous échappent aujourd’hui, sauf que, chacun dans nos régions, nous observons une lassitude de beaucoup de chefs d’entreprises devant les difficultés actuelles et les tracasseries administratives qui s’accumulent. Des chefs d’entreprises qui ont bâti leur société et qui ont réussi, n’ont pas envie que leurs enfants poursuivent l’activité, considérant que c’est trop dur, pas suffisamment rémunérateur… Beaucoup de faillites en 2023 ? Surement ! Beaucoup de ventes d’entreprises aussi, beaucoup de départs, et la facture énergétique est un accélérateur injuste de ce phénomène. C’est pourquoi il est impératif de traiter en urgence le dossier de l’énergie pour les entreprises nationales car il est celui qui redonnera ou non l’espoir à des milliers de chefs d’entreprises qui n’attendent rien des promesses mais qui veulent des actes, ni des aides, ni des subventions.
Quelles seraient les solutions pour baisser le prix de l’électricité ?
Thierry Bros : La transition énergétique va coûter cher. Le prix de l’électricité tel qu’il est fixé, c’est deux fois le prix du gaz additionné à 0,4 fois le prix du carbone. Il faut trouver un moyen de faire baisser durablement le prix. Et quand je regarde la proposition grecque, qui semble être intelligente, je me dis que c’est possible de changer les choses. Dans l’électricité, il y a deux électrons différents : ceux qui ont la priorité d’accès au réseau et ceux qui ne l’ont pas. Le renouvelable a la priorité d’accès sur le réseau, et ne participe donc pas à l’équilibre. Il faudrait avoir une partie de l’électricité payée au prix fixe, correspondant à la part des nouveaux entrants (éolien, solaire) sur le marché, et le reste payé au prix du marché.
Avec le nucléaire, il y a une partie Arenh, donc une petite partie du nucléaire qui pourrait être payée au prix de marché. On aurait 2/3 qui arrive avec une quasi-priorité d’accès au réseau, avec une grande partie de nucléaire, dont le prix est autour de 46 euros le MWh. Mais si cela n’est pas fait, c’est en raison de la pression mise par les industriels des renouvelables.