Le soir devant la télévision, nous guettions le visage qui allait s’incruster sur l’écran dès le scrutin clos, nous avions connu tant de déceptions, surtout les élections législatives précédentes de 1978 où nous avions frôlé la victoire. Ce fut l’explosion de joie, François Mitterrand était sur l’écran et nous, nous étions déjà partis pour crier à la Bastille avec toute une partie du peuple de Paris. Pour ma génération ce 10 Mai 1981 c’était d’abord la victoire de l’alternance, c’est-à-dire la possibilité de réussir sans se soumettre à un régime politique devenu pesant à force d’entre soi. Plus on approchait les centres de pouvoir, plus il apparaissait qu’il fallait se conformer à une pensée unique déterminée par l’élection présidentielle et que l’expression de doutes ou d’opinions conduisait directement à la mise à l’écart. L’alternance c’était une liberté nouvelle de penser, de s’exprimer tout en restant fréquentable, et tous ceux qui chantaient, dansaient et buvaient sur la place et ses abords avaient en eux cette espérance d’un renouveau. Quarante ans après, je regarde mon pays qui se prépare dans un an à une nouvelle élection Présidentielle, et je ne retrouve pas dans la jeunesse d’aujourd’hui ce regard de confiance dans un avenir radieux, cette passion de vivre, de construire, d’aller de l’avant, ce souffle d’une liberté à conquérir tous les jours. Pour les vieux Schnocks c’était toujours mieux avant, mais ceux qui ont vécu comme moi avec émotion ce 10 Mai 1981, même en ayant pris quarante ans de plus, c’est toujours demain que le ciel sera plus bleu, que la nature sera belle, joli mois de Mai pour toujours dans nos cœurs ! Les survivants de cette époque sont encore là pour redonner le moral aux générations suivantes pour leur dire qu’il ne faut pas baisser les bras, que les repères ont changé, que le monde a évolué, mais que la France et les Français y ont toujours leur place si on fait correctement son travail quotidien avec des objectifs communs. Et parmi les choses que nous n’avons pas suffisamment transmises, en dehors de cette furieuse envie de vivre le futur, il y a la recherche incessante d’un bien collectif qui a fini par être érodée par une individualisation, un individualisme sans limites.
Un homme personnifiait cette quête d’un autre avenir, François Mitterrand, brillant politicien aux multiples facettes, à la culture encyclopédique et très littéraire, né et grandi dans les manœuvres politiques de la Quatrième République et qui allait s’habiller avec sa « force tranquille » dans la Constitution de la Cinquième dont il avait dénoncé le « Coup d’Etat Permanent ». Excellent manœuvrier pour conquérir la SFIO puis pour « avaler » le Parti Communiste avec l’Union de la Gauche, cet excellent tribun très érudit était entouré d’une grande quantité de spécialistes de tous les domaines et de toutes formations dont il aimait croiser les opinions antagonistes, au besoin en créant des conflits personnels artificiels. Giscard d’Estaing nous était apparu comme quelqu’un qui voulait accentuer la dérive monarchique au point d’en rechercher l’étiquette quotidienne, Mitterrand était d’abord un homme libre qui avait bien compris l’exercice solitaire du pouvoir mais qui continuait à vivre en français, se promenant dans les librairies à la recherche de trésors, dans les forets pour admirer les arbres, dans les lieux de mémoire pour y rencontrer l’histoire du pays et non celle des Rois. Chaque rencontre avec lui était inattendue et à certains égards fascinante, mais il avait du mal, comme beaucoup d’autres avant et après lui, à se dégager du confort, du repos, des courtisans dont chacun a désormais en tête les noms et caractéristiques.
Le jugement porté sur les quatorze ans de Présidence de François Mitterrand sera forcément contrasté, comme pour tous ses semblables, mais j’ai tendance à choisir un mot pour me rappeler cette période, celui de liberté. Cet ancien prisonnier était ivre de liberté comme nous tous, de penser, d’écrire, d’expression, de circuler, de choisir et la phase la plus féconde a été celle de l’organisation de ce concept dans tous les secteurs. Il y a eu l’éclatement de la télévision et de la radio d’Etat, et, contrairement à ce qui avait programmé ou prévu, une sorte de néo-libéralisme économique faisant suite à un étatisme conservateur. Certes il y avait eu la nationalisation de certaines entreprises mais une autonomie de gestion revendiquée et une demande de libération des énergies qui a permis de poursuivre et d’amplifier, dans un premier temps, le développement de l’économie de la France. Les réflexes du Président étaient de libérer et non de contrôler, jusqu’au moment où ses conseillers lui demandaient de ne plus laisser faire. Mais les contraintes que son pouvoir finissait par accepter lui étaient imposées par les événements, par les circonstances, contre sa nature profonde. C’était souvent par une question de bon sens qu’il prenait une position, et dans le domaine économique où il connaissait ses faiblesses, si un consensus se dégageait autour de lui il laissait la liberté à chacun de prouver son efficacité. L’épisode des nationalisations n’a été pour lui que ce qu’il fallait faire pour réaliser l’Union et par conséquent la conquête du pouvoir, l’occasion ensuite de faire des discours flamboyants pour fustiger les puissances de l’argent, mais l’essentiel était de laisser la liberté aux gens compétents de réaliser, de bâtir, de construire l’avenir. Chacun a connu un Mitterrand différent, sans doute, le mien était libre et aimait les gens libres.
Les mauvaises décisions furent nombreuses et on s’en souvient bien plus que des bonnes car on subit les conséquences des premières tandis que l’on a oublié les secondes. La retraite à soixante ans reste un très gros caillou dans la chaussure même si la signature du « Programme Commun » la prévoyait, c’était mettre un boulet aux pieds du pays dont nous avons un mal fou à sortir alors que l’âge moyen continue de croître. C’est plus qu’une faute car c’est un manque de vision, largement partagée par tous ses collaborateurs de l’époque qui considéraient que c’était un gage essentiel d’apaisement social dans un contexte industriel complexe avec beaucoup de dépôts de bilan et de turbulence.
Mais si, aujourd’hui, nous avons du mal à donner de l’espoir à la population en particulier nos jeunes, ce n’est pas, à mon sens, vers ces années Mitterrand qu’il faut se pencher, mais sur celles qui ont suivi. Et regarder les origines des maux qui nous rongent n’a aucun intérêt si on ne se décide pas à modifier, transformer, prendre un nouveau départ. Il ne s’agit pas de montrer du doigt des hommes du passé mais de se projeter dans l’avenir en corrigeant les mécanismes du déclin. Parmi ceux-ci le quasi-monopole des moules des cadres politiques est devenu au cours du temps un handicap majeur pour notre pays.
Le mythe de l’Europe basée sur le « couple » franco-allemand a commencé avant 1981 et s’est largement développé ensuite alors que les peuples constatent l’enlisement d’une bureaucratie de type soviétique à Bruxelles et que l’Euro accepté avec enthousiasme n’a pas été accompagné des mesures de rationalisation entre les Etats membres lui permettant un fonctionnement harmonieux. Une belle idée s’est transformée en cauchemar et chaque Gouvernement a mis sa pierre sur l’autel de la lâcheté. Le désastre de l’Europe est patent, la visite de ses dirigeants au nouveau sultan Ottoman en a été une des illustrations. Comment faire revivre une espérance déçue ? Il s’agit pour les générations futures de faire disparaître cette Europe de l’échec, celle des technocrates ,celle de la bureaucratie, celle des renoncements en la remplaçant par une Europe des Nations responsable et conquérante.
L’aveuglement sur les problèmes actuels posés par la non assimilation des populations immigrées en France vient de loin avec souvent des responsables persuadés que le communautarisme est la solution « moderne ». Les générations nouvelles ont raison de nous en faire le reproche, mais notre responsabilité collective est de montrer le bout du tunnel. Le manque de clairvoyance vient de très loin et les années Mitterrand comme les suivantes n’ont fait qu’aggraver une situation que chacun a voulu ignorer. La montée des violences contre l’autorité, les incivilités qui ont fini par dériver dans les crimes d’aujourd’hui ne sont pas le fruit du hasard et redonner l’espoir à notre jeunesse est une tache à la fois essentielle et difficile car les remèdes à trente ans d’abandon attendront une ou deux générations avant de montrer leur efficacité, il faut néanmoins y croire car notre pays en est encore capable, en désignant le mal et non les coupables passés.
Nos faiblesses économiques étaient connues mais nous avons voulu les ignorer en regardant toujours les verres à moitié pleins. La Covid nous a fait prendre en pleine figure nos échecs et malgré tout certains responsables veulent continuer à mentir, à se mentir, en communiquant sur des tentatives d’actions et non sur les résultats et leur pertinence. Ce théâtre d’illusions a fini par lasser une population désormais au fait des réalités vécues quotidiennement que la propagande et la manipulation n’imprègnent que modérément. Le Gouvernement par la peur a pris comme assise un « principe de précaution » inventé par le successeur de Mitterrand, les mesures prises sur la désindustrialisation du pays avec les normes et règlements environnementaux nationaux et européens sont de l’histoire récente, les atteintes à l’environnement, à la biodiversité, sont faites au nom de l’écologie radicale et sont également récentes, les atteintes à l’industrie et les encouragements à la délocalisation n’étaient pas non plus dans le « programme commun » qui était , au contraire, un plaidoyer pour le maintien et la célébration de l’ »outil de travail ». Ces facéties sont nouvelles, sont proposées abondamment à notre jeunesse comme celles qui vont sauver le monde, la planète et la France, elles remplissent les communications portées à leur connaissance par l’école ou les réseaux sociaux, elles peuvent conduire au militantisme minoritaire, mais elles ne portent pas d’espoir. La peur engendre l’apathie (comme on l’a vu avec la covid) ou la violence, verbale ou physique. Mais un pays « vert » et « digital » comme il est proposé aux électeurs est-il un horizon attractif et mobilisateur ? La « Force Tranquille » du petit village autour de l’église ferait-elle encore recette ou apparaît-elle désuète ? Mon impression de voyageur actuel à travers le pays c’est une interrogation sur l’avenir des enfants et des petits enfants dans un pays économiquement viable conservant une place dans le concert des nations. La « Start up Nation » a fait Pschitt, la jeunesse veut du travail dans des activités d’avenir mais elle ne se paie plus de mots, elle veut constater les réalisations, elle veut voir pour rêver, elle ne croit plus aux slogans et aux visites ministérielles, la covid l’a douché ! Il faut donc lui montrer comment remettre en ordre l’économie, non pas seulement dire mais faire.
Si bien que quarante ans après, c’est bien à la soirée du 10 Mai 1981 que je pense, non pas au bilan du Président Mitterrand auquel j’ai apporté ma contribution et que je suis prêt à défendre non pas en tant que tel mais par rapport aux dérives et aux lâchetés qui ont suivi, les 35 heures, le bac général pour tous, la marginalisation du Bac Pro, la folie du multiculturalisme et la mise au rancart de l’assimilation, l’écologie radicale et la désindustrialisation du pays… mais aux premiers instants de la libération du pays du conformisme de la reproduction avec l’alternance salvatrice de la démocratie et de la République. La tache sur le costume est la montée du Front National permettant de gagner certaines élections grâce au maintien du repoussoir : c’était de la petite politique indigne d’un grand dessein, mais cette pratique délétère a connu beaucoup d’adeptes successifs, n’importe il n’est pas glorieux d’en avoir été le précurseur.
« J’ai envie d’avoir envie », comme le disait Johnny Halliday, de voir la jeunesse espérer en quelque chose qui va arriver et qui va les mobiliser, qui va les enthousiasmer, qui va leur donner envie de travailler, de donner le meilleur d’eux-mêmes pour leur pays, la dérive verte et digitale n’est qu’illusion, c’est autre chose qui doit arriver, qui va arriver et j’aimerais tant que nos enfants et petits enfants revivent une soirée comme celle du 10 Mai 1981 à partir de laquelle tout était possible, et effectivement tout a été possible, même si, hélas, nous n’avons pas tout bien fait…