Atlantico : Alors que de nombreux boulangers et artisans ne peuvent plus assumer des factures parfois multipliées par 6, Elisabeth Borne a annoncé qu’il serait possible de décaler le paiement des impôts et cotisations sociales pour les catégories concernées. Est-ce une erreur ?
Damien Ernst : Cela pourrait être une bonne chose, si les marchés du gaz se calment un peu. Le pic de prix a probablement été atteint et, même au prix actuel, il y a de la destruction de demande, ce qui devrait continuer à faire baisser les prix. Mais l’Europe, depuis le début, n’a pas voulu s’attaquer, depuis le début de la crise, au mécanisme de fixation de prix : ni au marché day-ahead, ni instaurer un price cap sur le prix du gaz, etc. L’Europe a choisi de ne pas tuer le signal de prix mais de reverser des profits, via les taxes, aux consommateurs.
Loïk Le Floch-Prigent : Bien sur c’est une erreur, ce n’est pas un problème de trésorerie c’est un problème de rentabilité, avec ce prix de l’énergie ils sont dans le rouge et ne se sentent pas de multiplier par deux le prix de leurs produits parce que la grande distribution est déjà nettement moins chère ! Ceux qui ont proposé cette mesure n’ont jamais travaillé dans une PME : reculer un dépôt de bilan c’est toujours aller vers un dépôt de bilan !
Jean-François Raux : Elle n’a pas d’autres moyens à disposition pour soulager la peine de ces gens-là, car le gouvernement ne peut pas faire de geste sur les prix. Autrement, l’Europe de la concurrence va leur tomber dessus. Quand Bruno Le Maire dit que les boulangers pourront résilier leur contrat s’il y a une augmentation abusive des prix, c’est ubuesque : comment juger cela ? Depuis la crise du prix de l’électricité, on met des rustines sans traiter le problème de fond. A court terme il faudrait un geste volontaire d’EDF (comme Total a fait en matière d’essence) de remise sur les factures d’électricité en attendant une solution définitive de correction des aberrations du marché. S’il y a un contentieux de concurrents, ce sera une excellent occasion de parler de ce qui ne va pas. L’ARENH ne suffit plus et il faut cesser de passer par cette formule pleine de biais et pas si efficace. Bien sûr, cela serait transitoire en attendant une réforme profonde du marché.
En quoi le prix de l’électricité, déterminé par le marché européen de l’énergie, et calé sur le prix du gaz, n’est-il pas “juste” ? Au regard de la réalité de la production électrique en France et de ces contraintes globales [de régulation par les prix notamment], que devrait être le prix “juste” ?
Damien Ernst : Qu’est-ce que le prix juste ? Cela pourrait être, par exemple, le prix moyen de production du MWh pour la France. Pour le mix français, qui est nucléaire, éolien, solaire et hydraulique (avec un peu de gaz), le prix moyen devrait être en dessous de 80 € du MWh alors que nous sommes actuellement à 180€/MWh. Mais ce résultat est aussi dû à des mauvais choix de contrats de fourniture. D’autres contrats sont possibles, comme le PPA, power purchase agreement. Les particuliers comme les entreprises pourraient s’engager à long terme, auprès d’une fournisseur spécifique, par exemple une éolienne, à acheter sa production au prix moyen, 80 €/MWh. Ce qui permettrait de n’avoir à payer que le résiduel au prix du marché. Ces contrats bilatéraux se développent mais il y a encore des réticences. En toute transparence, je suis le CSO d’Haulogy qui propose des solutions informatiques aux entreprises pour que les fournisseurs puissent fournir ces contrats.
Loïk Le Floch-Prigent : Le prix de l’électricité en France est » proposé » par les fournisseurs , parasites inventés par la Commission Européenne en créant le « marché de l’électricité » à partir de 2010 . Ce marché est artificiel puisque la majorité de la production est EDF, que les fournisseurs à part un ou deux ne produisent pas d’électricité, ne la transportent pas, ne la distribuent pas, et utilisent l’électricité cédée par EDF à prix coutant pour passer des contrats avec des clients. Devant les incertitudes actuelles les fournisseurs ont anticipé des hausses spectaculaires alors que les couts de l’électricité produite en France continuent à être très bas, nucléaire et hydraulique pour 85% . L’anticipation des fournisseurs porte en particulier sur le cout marginal du « dernier électron », celui d’une centrale à gaz et tient donc compte de la dérive réelle et potentielle du prix du gaz accéléré par les sanctions à l’égard de la Russie . Les artisans comme les industriels français ont donc à subir des contrats qui n’ont rien à voir avec la réalité, c’est-à-dire les couts de l’électricité produite en France avec des infrastructures nationales payées par les contribuables français depuis plus de cinquante ans. Il n’y a aucune justification à faire payer par des entreprises françaises les errements d’une politique tarifaire artificielle dont les espagnols et les portugais se sont libérés . Le « juste prix » devrait être celui de la production en ajoutant les charges des producteurs , ce qui conduirait à ne rien changer au prix antérieur et correspondrait aux prix espagnols et portugais . Le prix des contrats, hélas pour partie signés, pour 2023, est , en général , six fois celui-ci.
Certaines grandes entreprises qui ont anticipé les troubles actuels sont à 76 euros le Mwh , les fournisseurs parasites achètent à EDF dans le cadre de l’ARENH le Mwh à 47 euros, les espagnols et les portugais sont à 115 Euros le Mwh . Et beaucoup d’entreprises françaises tournent autour de 600 euros le Mwh . Le juste prix serait le même prix que les grandes entreprises , ou un peu plus, en dessous de 100 euro en tout cas , ce qui garantirait une certaine compétitivité de nos entreprises.
Jean-François Raux : Il est « juste » d’un point de vue de la mécanique du marché de l’électricité puisque de fait le prix de l’électricité est corrélé au gaz par le biais du coût marginal ? On constate d’ailleurs qu’EDF “s’arrange” pour que le gaz soit sytèmatiquement marginal, même quand le nucléaire pourrait être marginal. Pour cela, EDF retire des centrales du marché, en donnant valeur d’usage au nucléaire, plus élevée que celle du gaz. Une des raisons seraient d’économiser le combustible nucléaire…
Il est injuste sur le plan national car il ne reflète pas du tout les coûts de production de l’électricité en France qui ont été la base de la facturation aux clients jusqu’au début des années 2000 et permettent de transférer au client français l’avantage compétitif du nucléaire. On s’aperçoit depuis plusieurs mois que les Français ne bénéficient plus de l’avantage de la France en matière de nucléaire, ce qui n’est pas acceptable. De plus, la France paye le sabordage récent de la filière nucléaire avec, in fine, la nécessité de recourir à des importations massives d’énergie d’europe, importation chères car les acteurs de marchés ont anticipé les difficultés de la France : le secours, cela se paye.
Quelle est la logique économique optimale pour assurer la continuité de l’économie ? Faut-il recourir à des aides publiques, des reports d’impôts ? (Et si oui dans quelle mesure?) Ou faut-il s’attaquer à une transformation des règles du marché ?
Damien Ernst : Tuer la demande à eu l’avantage d’éviter de devoir faire des coupures. Je pense que l’Europe n’a pas assez taxé les surprofits des producteurs alors qu’elle aurait sans doute été en position pour le faire. Un report d’impôts ou des aides très calibrées (et pas délivrées n’importe comment) peuvent s’envisager pour éviter les faillites dues au pic d’énergie.
Le problème, lorsque l’on s’attaque au fonctionnement du marché est que cela prend énormément de temps à faire et nous sommes dans l’urgence. Les règles du marché actuelles permettent d’établir des contrats bilatéraux comme évoqués plus haut et cela peut se faire plus rapidement. L’Etat pourrait accompagner ce mouvement en incitant les producteurs comme les particuliers. Et cela faciliterait en plus l’acceptation du renouvelable à l’échelle locale.
Loïk Le Floch-Prigent : On vient de voir les méfaits d’une économie artificielle, n’aggravons pas notre cas ! supprimons les aides , les chèques, les subventions et revenons aux couts et aux charges . Mais surtout n’utilisons pas des artifices de trésorerie, il ne s’agit pas de cela ! Il faut se délivrer du marché européen de l’énergie et ceci depuis le premier Janvier 2023, effacer les contrats léonins et revenir aux réalités, il n’y a pas d’autre solution, on ne peut pas réparer un outil qui n’a jamais marché.
Jean-François Raux : La crise des boulangers va se généraliser, même si on doit faire la distinction entre les consommateurs d’électricité et de gaz. Du côté de l’électricité, il faut revenir à un système d’établissement du prix sur la base des coûts, et non pas sur celle d’une valeur d’usage et probablement réfléchir à une réforme profonde du marché de l’électricité. La vraie rareté en électricité n’est pas l’énergie (le KWh), mais la puissance (KW) : c’est l’équilibre en puissance de l’offre et de la demande qui détermine les vrais coûts. Il faut corriger la conception du marché à ce niveau-là. On pourrait garder le marché actuel pour optimiser l’exploitation des centrales au jour le jour. Les clients paieraient la puissance (calculée sur la base des coûts fixes des centrales) qu’ils appellent, variable selon en gros selon le niveau d’appel (trés cher en pointe, pas chère en période creuse). Ils paieraient une partie énergie aussi calculée sur la base des coûts variables des centrales mises en oeuvre. Soit on trouve une formule au niveau européen, soit on l’élabore au niveau national. Il faut savoir ce que l’on veut. Mais corriger un marché qui ne fonctionne pas par des aides publiques, c’est simplement ridicule. Le prix de l’électricité peut être établi nationalement, sans aucunement pénaliser les échanges aux frontières intra-européens. Et une réflexion peut se faire dans le cadre de marchés, de concurrence. C’est un vaste sujet.
Dans cette situation, que faire des profits des producteurs ?
Loïk Le Floch-Prigent : Le producteur essentiel, EDF, n’a fait aucun bénéfice dans cette affaire, c’est bien la catastrophe annoncée depuis des années, par contre la disparition des fournisseurs va nous donner de l’air frais en nous ramenant à la réalité des véritables acteurs et des couts.
En imposant des règles économiques aberrantes au nom d’une idéologie « libérale » (qui n’a d’ailleurs rien de « libérale » puisqu’elle ne respecte pas la fixation du prix en fonction du coût de production et d’un bénéfice raisonnable), les technocrates de la Commission Européenne ont inventé une usine à gaz, c’est bien le mot, qui détruit notre tissu économique et génère des drames humains. Il est urgent de sortir de ce système absurde.
Merci à Loïck Le Floch-Prigent pour ses analyses claires d’un problème rendu artificiellement complexe et à ses raisonnements frappés au coin du bon sens.
Electricité 2022 : annus horribilis
Datas EDF/RTE, ADEME.
2022 (2021 entre parenthèses) consommation d’électricité 447 TWh(467),
production de 433 TWh (513) pour la première fois inférieure à notre conso.
Nucléaire de 278 TWh (360) soit 62% (70%) du total, -82 TWh sur 2021 (-23%) avec jusqu’à 32/56=57% réacteurs arrêtés.
Les autres 24 réacteurs ont retrouvés leur production nominale.
Hydraulique 49 TWh(61), 11% du total, -12 TWh sur 2021 (61) avec la sècheresse.
Éolien+Solaire 38+18=56 TWh (50) soit 8,5+4,1=12.6% (7+2.7=9.7).
Le gaz 43 TWh (33), repasse devant l’éolien avec 9,6%(6,4).
Bioénergie 8.3 TWh(9.6), Fioul 1.6 TWh(1),
Charbon 2.9 TWh(3.8), Pompage/STEP -7.3 TWh(-6).
Échanges : import 23 TWh (6), export 9 TWh(52)
Bilan CO2 production (Millions de Tonne MT) :
Émissions 2022 de 24 MT pour 433 TWh, 18 MT en 2021 pour 513 TWh.
Un KWh « maison » de 55g/KWh en 2022, (36 en 2021), +53%.
Les 33g/KWh de 2014 avec 530 TWh toujours 1er depuis la LTECV.
Bilan CO2 échanges (notre taux de CO2/KWh à l’export 44g (25))
Taux CO2/KWh à l’import : All 461g, Ang 457g, Esp 238g, Italie 406g, Suisse 27g
Nombre négatif lorsque nos exportations font faire une économie de GES vis-à-vis d’une production locale au taux de CO2/KWh du pays.
2022 cumul GES : export -4.7MT, import +13.2MT solde +8.5 MT
2021 cumul GES : export -15.9 MT, import +6.6MT solde -9.3 MT
Total GES/CO2 consolidé : 2022 :24+8.5=34.5 MT, quatre fois les 18-9.3=8.7MT de 2021.
2022 « annus horribilis » pour nos GES, avec 82 TWh de Nucléaire en moins représentant malgré tout encore 62% de notre production (merci le report à 2035 du fameux 50%).
FMP