Dans un entretien aux Echos, Emmanuel Macron exprime son souhait de contribuer à la réindustrialisation de l’Europe. Les dirigeants ont-ils conscience de la responsabilité des choix passés dans la situation européenne ?
Atlantico : Emmanuel Macron a déclaré dans les colonnes des Echos : « Il faut une politique massive pour réindustrialiser l’Europe ». Quelles sont les causes originelles de la désindustrialisation européenne ?
Alexandre Delaigue : Le choc lié à la Chine a été un choc manufacturier très grand en Europe et aux Etats-Unis. La différence qui est venue s’installer ensuite est née de la question énergétique. Avec le développement des biocarburants non conventionnels, les Etats-Unis ont eu un élément qui a pu jouer un rôle compensateur. Nous avons eu un compensateur qui était la demande énorme de la Chine en produits allemands. C’est désormais terminé car la Chine veut en priorité se substituer à l’Allemagne et ne plus avoir besoin d’elle. Et la question énergétique va se poser avec encore plus d’actualité. Tant qu’il y a de l’énergie à bas coût, plein de choses deviennent possibles. Notre filière aluminium s’est exportée en Islande car ils pouvaient compter sur la géothermie.
Jean-Pierre Gérard : Beaucoup de facteurs expliquent la désindustrialisation. D’abord, une politique faite en fonction des consommateurs et de la concurrence et non de l’indépendance de notre pays et de son industrie. La seconde explication, c’est l’arrivée de la Chine, avec une concurrence à bas salaires, la mondialisation et une politique monétaire qui a été mal calibrée surtout à partir de 2002 et l’arrivée de Jean-Claude Trichet à la tête de la BCE. L’Allemagne a subi les mêmes effets que la France, la réduction des emplois de l’industrie a été drastique, mais comme l’Allemagne partait d’un niveau de production plus élevé, cela n’a pas eu les mêmes effets (le PIB industriel est passé de 50 à 25% du PIB et la France de 25% à 12%). Mais l’Allemagne risque de continuer à descendre car elle a vendu ses savoir-faire à la Chine qui maintenant n’a plus besoin d’elle. Le Covid et la guerre en Ukraine ont un peu remis les choses en branle. A cela, il faut ajouter les travers permanents de la France.
Derrière tout cela, il y a eu deux crises. Celle de 2007 2008 et celle de 2017-2018. A chaque fois, nous avons éteint l’incendie avec la monnaie. Nous avons eu une politique monétaire très expansive et augmenté la masse monétaire que j’appelle « inutile ». Le PIB mondial représente 80 000 milliards de dollars selon Jacques De Larosière. Il dit aussi qu’il y a 480 000 milliards de dollars qui sont en liquidités monétaires. Pour moi nous sommes plutôt à 800 000 milliards. J’estime que pour financer monétairement ces 80 000 milliards, il faut deux à trois fois cette somme soit 240 000 milliards. Il y a donc pour Mr de Larosière et moi-même un excès de liquidité absolument colossal. Et à partir du moment où il y a eu un choc économique, causé par l’énergie, on s’est aperçu que les possesseurs de signes monétaires commençaient à s’en débarrasser, entrant dans une inflation en particulier du prix des actifs. Et toute augmentation de l’exigence de rentabilité de ces actifs, se traduit par une délocalisation en système international ouvert. Il y a donc un enchaînement de causes qui se mordent la queue.
Loïk Le Floch-Prigent : Il n’y a pas eu désindustrialisation de l’Europe, il y a eu désindustrialisation de la France avec une accélération notable ces dix dernières années. Si l’on regarde le poids de l’industrie dans le PIB dans chaque pays européen, il y a une certaine stabilité en Allemagne et en Italie, par exemple, et un effondrement chez nous comme tous les observateurs peuvent le constater dans chacune des régions françaises. Comme la France était un grand pays industriel, son affaiblissement a grandement ébranlé l’Europe tout entière, son rôle était essentiel. Je pense que le Président de la République ne peut l’ignorer et c’est donc à la France qu’il pense d’abord en examinant les causes originelles des délocalisations, des fermetures, des ventes de beaucoup de nos anciens fleurons comme Alstom Energie à General Electric, Arcelor à Mittal, Pechiney à Alcan…la liste est trop longue ! Les causes de cette dérive ont été analysées dans le détail par bon nombre de spécialistes et d’économistes, en particulier par un des acteurs qui approche de près le Chef de l’Etat et qui s’estime chargé d’orchestrer la réindustrialisation, actuellement patron de la Banque Publique d’Investissement qui a souligné le cas particulier de la France en Europe, une hémorragie de son tissu productif incroyablement rapide dans une ambiance très française anti industrie jusque sur les bancs de l’école et dans les administrations chargées de punir les exactions des chefs d’entreprises. Dans son livre il énumère les failles de notre système éducatif, administratif, politique et les témoignages qui font le corps de son ouvrage montrent bien que c’est d’abord un problème français.
L’actualité est cependant intéressante car il se trouve que le problème de l’énergie vient exploser au visage de tous les responsables français et européens et que la population de notre pays s’aperçoit, un peu tard, qu’elle avait payé pendant de nombreuses années une énergie abondante, bon marché et souveraine, avec des programmes nationaux hydrauliques, nucléaires, pétroliers et gaziers et que cet avantage de compétitivité incontestable a fini par disparaitre sans qu’elle s’en estime suffisamment avertie. Il est clair que devoir reconnaitre que nous avons dilapidé un trésor amorcé par le Général de Gaulle a provoqué un réveil difficile, mais on peut observer les abandons et lâchetés dans la plupart des filières industrielles nationales, ce n’est pas le cas en Allemagne où le commerce extérieur était excédentaire alors que notre balance commerciale s’effondre de mois en mois.
Le problème est donc bien la réindustrialisation urgente et prioritaire de la France apte alors à servir celle de l’Europe et non l’inverse, une France souveraine qui pourrait parler avec autorité de « réindustrialisation européenne ». Nous sommes les mauvais élèves industriels du Continent, nous avons dilapidé notre tissu productif et nous continuons à le faire en ne nous donnant pas les moyens de conserver les moyens qui sont encore les nôtres comme nos Centrales Nucléaires et Hydroélectriques.
Les dirigeants, et Emmanuel Macron au premier chef, ont-ils conscience de la responsabilité des choix passés dans la situation européenne ?
Jean-Pierre Gérard : De 1945 à 1975, nous avons eu une période assez productiviste et favorable à la production. A partir de cette période, les politiques ont estimé que ces problèmes de production étaient résolus et qu’il fallait se concentrer sur le social et le sociétal. Le sociétal a, on l’oublie trop souvent, des conséquences économiques. L’augmentation des divorces a inévitablement des conséquences sur le logement, par exemple. On a vécu sur l’analyse selon laquelle la redistribution importait avant toute chose. Mais aujourd’hui la production a perdu ses lettres de noblesse et n’est plus suffisamment forte pour permettre la répartition. Et pourtant on continue à penser redistribution. Quand on parle des bénéfices de Total, on ne se pose ni la question de savoir ce que ces profits rémunèrent vraiment ni de la part qui doit être consacrée à l’avenir, etc.
Loïk Le Floch-Prigent : La désindustrialisation de notre pays vient donc , au premier chef, des choix réalisés par les responsables de la politique nationale qui ont orienté nos entreprises vers des délocalisations dans des pays plus faciles que le nôtre, fiscalité, contexte social, cout de la main d’œuvre, lois environnementales, rémunération de l’investissement…L’industrie était sale, les patrons douteux et nous étions tellement intelligents que nous pourrions conserver notre niveau de vie en étant les penseurs industriels du monde ! Ce n’est pas vrai, celui qui fait conquiert le savoir-faire, celui qui ne fait plus ne sait plus faire. Voilà ce qui s’est passé et qui continue encore aujourd’hui avec les nouveaux textes qui fleurissent à chaque nouvelle loi pour punir, contraindre…et donc déménager. Qui a demandé de modifier le quotidien de chaque français en excluant les voitures thermiques, en les remplaçant par des véhicules électriques, dans un délai court. Qui a tenu compte des aspirations des populations et des avis des industriels ? Personne ! Qui ignore désormais que ce sont les Chinois qui savent faire les voitures électriques les moins chères au monde et qu’ils sont désormais prêts à nous les vendre ? Personne depuis quelques semaines, mais ce sont tous les pays européens qui ont accepté l’éradication du moteur thermique, dont la France, premier apôtre de cette nouvelle religion qui est en train d’emporter un pan entier, restant encore, de notre tissu industriel . Dans la relation complexe des clients avec les producteurs qui a voulu s’immiscer ? Le personnel politique national voulant montrer l’exemple au monde entier. Qui va payer cet aveuglement ? Toute la population et surtout les plus démunis qui ne peuvent pas aujourd’hui se payer un nouveau véhicule et qui n’auront bientôt plus le droit de rentrer avec leur ancienne automobile dans les périmètres urbains des grandes villes !
La désindustrialisation de notre pays, ce sont d’abord des décisions dogmatiques, puis des applications bureaucratiques d’intentions politiques n’examinant jamais les conséquences industrielles.
Certes l’Europe a pris des décisions stupides, sur le marché de l’électricité, sur la voiture électrique, sur la suppression des plastiques, (enfin de certains plastiques) mais la France a toujours été aux premières loges pour inspirer puis pour appuyer ces choix anti industriels en les relayant dans notre pays par des applications excentriques en punition d’un appareil industriel méprisé.
Mais rien ne sert de faire des grands discours pour demander à l’Europe de payer, c’est à nous de balayer devant notre porte, nous n’avons pas été à la hauteur de notre rôle historique de maintien de notre excellence industrielle et nous poursuivons dans une attitude dogmatique les innovations susceptibles de nous redresser. Nous avons été pionniers partout, dans l’informatique, dans le téléphone, dans ce que nous avions appelé la « télématique « , notre médecine était magnifique comme notre secteur pharmaceutique, nous étions, avec les allemands , à l’origine de la vaccination qui a sauvé des centaines de millions de vies humaines, nous étions à la racine de la médecine nucléaire, nous avons innové dans tous les secteurs d’activité en particulier l’électronique , mais nous n’avons jamais su nous réjouir des réussites industrielles qui prolongeaient nos avancées. Quand les industriels gagnent de l’argent, plutôt que de les laisser investir dans l’avenir on les taxent sur leurs « super-profits ».
Peut-on aujourd’hui croire à une « politique massive pour réindustrialiser l’Europe » ? Que faudrait-il pour cela ?
Alexandre Delaigue : Vouloir réindustrialiser, c’est un discours que l’on entend de manière très régulière sans que l’on voie de quelconques résultats. Cette posture n’incarne pas un changement de discours. Et les industries européennes ne sont pas forcément d’avenir. Par exemple, dans l’automobile, les avantages européens existent notamment sur les moteurs à explosion. Donc réindustrialiser très bien, mais face aux énormes problèmes qu’on est en train de voir advenir, notamment, sur l’énergie. Rien que préserver le niveau d’activité industriel que l’on a sur les dix prochaines années sera déjà très dur. L’effondrement de l’automobile va entraîner des conséquences en chaîne sur plusieurs secteurs d’activité. Et les coûts de l’énergie vont poser des problèmes dans toute une série d’autres activités. Le vrai enjeu actuellement, c’est de limiter la casse.
Jean-Pierre Gérard : Toutes les fluctuations et en particulier celles de l’euro sont mauvaises pour l’industrie. Pour qu’elle se reconstruise, il faut un minimum de stabilité sur sept à dix ans et donc une protection. Nous n’aurons pas de protection liée à la législation dans le cadre européen actuel. On pourrait imaginer de rechercher une protection monétaire mais celle-ci nous échappe aussi. Et troisième possibilité voir l’adoption d’une préférence nationale et pourquoi pas européenne à laquelle je ne crois pas au vu des comportements depuis un quart de siècle. Donc malgré tout ce que peut raconter Emmanuel Macron, si certaines décisions remettant en cause le fonctionnement de l’Union Européenne ne sont pas prises pour favoriser l’industrie en Europe, nous continuerons notre descente aux enfers.
En attendant que soit mise sur pied une politique puissante et globale, certains aménagements ne feraient pas de mal. D’abord, il faut arrêter de parler des excès de résultats ou des effets d’aubaine. On ne peut pas critiquer des entreprises qui ont résisté à une politique défavorable et difficile pendant plus de quarante ans d’avoir de meilleurs résultats quand l’environnement économique et politique, l’est moins. Cela permettrait d’ailleurs de pouvoir s’appuyer sur les quelques rares secteurs et activités qui fonctionnent encore en France. Il ne faut pas essayer de recréer une industrie dans les secteurs qui ont disparu de chez nous. En France, nous pouvons nous appuyer notamment sur l’armement et ses dérivés par exemple dans le médical. Et dernière suggestion parmi d’autres, il faudrait introduire la notion de l’entreprise la plus favorisée. Quand on attire une entreprise en France, on lui fait des ponts d’or. Si on le fait pour l’entreprise étrangère, pourquoi ne pourrait-on pas également le faire pour les entreprises françaises autour de là où s’implante l’entreprise extérieure. C’est ce que, sans trop le dire, font les Suisses et c’est très ingénieux.
Loïk Le Floch-Prigent : Aujourd’hui la France a pris du retard en recherche , en innovation, et en industrie, l’Allemagne a, elle, fait de mauvais choix, entrainant à sa suite la Commission Européenne et beaucoup d’autres pays : elle a cru pouvoir se servir de la Chine pour réaliser des fabrications que l’Europe ne pouvait plus permettre . Mais vouloir une politique « massive » pour corriger nos erreurs sera inefficace si nous ne commençons pas, les uns et les autres à accepter de réaliserle diagnostic de nos échecs. Si l’effondrement industriel de la France a des racines profondes dans une éducation anti industrielle relayée par des élites parisiennes, les difficultés de l’Allemagne et de beaucoup d’autres pays n’ont rien à voir avec cette observation, le « Green Deal » développé par la Commission Européenne est, pour ces pays, une explication beaucoup plus pertinente. C’est l’idée que le nucléaire est mauvais, que la planète va s’effondrer et qu’il faut redevenir pur, vert, propre qui a mis le reste de l’Europe par terre. C’est l’hypocrisie des énergies renouvelables énoncées comme les solutions à nos problèmes énergétiques continentaux alors que l’on y associait un achat simultané d’une immense quantité de gaz russe obligatoire pour satisfaire l’industrie allemande, c’est cequi a trompé les populations au cours des vingt dernières années. Mais cela a été le cas de toutes les solutions « vertes », des banques « vertes », des pratiques « vertes » qui ont inondé les communications officielles. Elles ont conduit les économies européennes dans le mur, dans des impasses permanentes, dans des solutions techniques qui étaient autant de mensonges. Toute solution à un problème bien posé est un compromis, il y a des bons côtés et des mauvais côtés. Asséner continuellement des interdits et des punitions, des permissions et des anathèmes , un jour contre les plastiques, le lendemain contre les pesticides, le surlendemain contre le diesel , est à la fois anti scientifique et anti industriel , cela nous mène à la ruine en tant que Continent. Nous avons fait de mauvais choix, les énergies intermittentes, le véhicule électrique, la décroissance agricole, demain nous allons nous passionner pour l’hydrogène, pour la viande sans viande, pour le vin sans vin… plutôt que de regarder le monde nous allons vouloir sauver notre petit bout de planète en y éradiquant tout ce qui nous fait peur en nous réfugiant de plus en plus dans l’irrationnel . Mais seule la science, son développement, sa méthode expérimentale, ses résultats et son prolongement l’épopée industrielle nous permettront d’avancer et de reconquérir notre place dans le monde. Nos compétences européennes sont énormes, ne les gâchons plus en cherchant à nous éloigner des réalités.
Article absolument remarquable !
Merci.
Excellent article.
100% d’accord avec Loik Lefloch Prigent: le problème est avant tout celui des choix français. La La France ne s’est pas desindustralisee par hasard. C’est le fruit d’un choix délibéré de nos élites des années 80’ pour le rêve d’une « société post-industrielle » qui nous a fait rater les virages industriels qu’ont pris les USA, ainsi que les allemands et d’autres européens .
Il serait grand temps de faire les bons choix…
Bravo pour cette article !
Comme vous le dites très bien, c’est la France qui a un problème. Macron ne s’intéressant qu’à l’Europe déplace donc le sujet sans revenir sur sa responsabilité depuis le quinquennat Hollande.
Il faut ajouté que le déclin industriel a été théorisé sous Mitterrand qui voulait une France des services sans ouvriers ni paysans. Il n’y a pas eut de remise en cause et la non stabilité fiscale et réglementaire a fini le travail. Jamais il n’y a eut un essor des grosses PME ni des industrie moyennes qui permet un maillage territorial et la mise en concurrence de sous-traitant multi client.
Une fiscalité confiscatoire et les médias qui entretienne un mépris du patronat finissent par dégoutter les entrepreneurs nationaux. On met au pilori des patrons de grand groupe qui gagnent des M€ mais on encense joueurs de foot et artistes qui en gagnent dix fois plus ! Il n’y a pas d’industrie sans grand patron et pas de sentiment national sans dirigeant et financement Français. Le « Green Deal » est maintenant dans les banques ou on ne finance plus par dogme certains secteurs (Pétrole, Gaz, Plastique,…). On favorise le gaspillage financier au profit de montage pseudo-écologique qui ne sont pas amortissables sauf à ponctionner de l’argent publique.
Rien ne bouge ni ne bougera dans ce carcan idéologique et Européiste. Macron peut promettre tout ce qu’il veut mais il ne se sent responsable de rien, ne revient sur rien et n’est pas prêt à remettre en cause les dogmes qu’il défend. Que des paroles pour s’écouter les dire !
Tout à fait d’accord avec l’analyse de monsieur Le Floch-Prigent.
Comme chaque fois…
Les allemands ont conservé leur puissance industrielle malgré la montée en puissance de la Chine. Dans le même temps la France a divisé par deux la part industrielle de son PIB. C’est un fait majeur qui devrait nous inspirer d’autant plus que les 2 raisons principales du succès germanique sont connues depuis longtemps :
– une réforme du marché du travail qui a redonné flexibilité et compétitivité
– une fiscalité favorable à l’investissement et récompensant la création de richesses.
Il faut noter que ce ne sont pas des interventions ou des subventions étatiques qui ont changé les choses mais au contraire des allègements et simplifications drastiques des contraintes étatiques.
Qu’attendons nous pour faire la même chose en France ?