Malgré la politique menée depuis plusieurs quinquennats en faveur de la compétitivité des entreprises, celle-ci s’est encore dégradée pendant le Covid. Les problèmes de l’industrie française sont-ils là où on les voit ?
Atlantico : Rexecode vient de publier une étude concernant la compétitivité des entreprises qui s’est dégradée pendant le Covid. Quelle est l’ampleur du phénomène ?
Emmanuel Jessua : Toute une série d’indicateurs montrent une dégradation : le déficit commercial s’est nettement creusé (20 milliards d’euros sur les marchandises en 2021 et un record de déficit de 85 milliards) par rapport à l’avant crise. Et ce n’est pas lié à la crise de l’énergie. Le creusement du déficit porte essentiellement sur les produits manufacturés, dans l’automobile, l’aéronautique, mais pas uniquement. Il y a aussi les produits pharmaceutiques, les biens d’équipement, etc. Pour de nombreux produits, le solde se dégrade. Le plus problématique est que la moyenne européenne fait mieux que nous. Nos parts de marché à l’export se chutent depuis deux ans. On représentait 13,9% des exportations de biens de l’ensemble des pays de la zone euro en 2019, la part française est tombée à 12,6%, soit un plus bas historique. Ce recul des parts de marché s’étend à la quasi-totalité des produits industriels : la spécialisation dans l’aéronautique est donc très loin de suffire à expliquer ces piètres résultats. C’est une situation préoccupante qui n’est pas sans rappeler la situation des années 2000 et de la grande divergence France-Allemagne. Nous l’avions atténuée avec les politiques de baisse des prélèvements obligatoires sur les entreprises (CICE, pacte de responsabilité). A partir de 2015-2016, l’hémorragie apparue dans les années 2000 a commencé à s’arrêter. La part des exportations de la France dans la zone euro se stabilisait voire repartait. La dynamique était la même pour l’industrialisation. On a connu une chute importante de la part de notre valeur ajoutée industrielle dans celle de l’ensemble de la zone euro depuis le début des années 2000, qui a commencé à se stabiliser en 2018-2019. Et nous retombons à présent dans nos ornières au cours des deux années de pandémie. L’activité industrielle a rechuté par rapport à la moyenne de la zone euro. Donc le sujet de la compétitivité et de la désindustrialisation n’est pas encore derrière nous.
Depuis plusieurs quinquennats des mesures pour favoriser la compétitivité et la réindustrialisation ont été instaurées. En moins de 10 ans, les prélèvements sur les entreprises ont été réduits de 55 milliards d’euros, avec les baisses de charges sociales, de l’impôt sur les sociétés et des impôts de production. Malgré cela, la compétitivité des entreprises s’est encore dégradée pendant le Covid selon le Covid. Avons-nous mal diagnostiqué le problème de notre industrie et de nos besoins pour une réindustrialisation ? Par extensions avons-nous choisi les mauvaises solutions ?
Emmanuel Jessua : De nombreux rapports ont posé le diagnostic ces dernières années. Il y a dix ans, la compétitivité avec l’Allemagne était un vrai sujet. Nous avons peut-être sous-estimé l’ampleur du sujet des compétences mais il serait excessif de dire que les solutions ne sont pas les bonnes. Quand nous avons mis en place ces baisses, nous avons rapidement eu une évolution favorable de l’emploi et de l’investissement, ainsi qu’une stabilisation voire un léger redressement de nos parts de marché à l’exportation et de l’activité industrielle relativement à nos voisins. Il y avait donc des signes tangibles. Il reste toutefois encore aujourd’hui un écart sur les coûts, liés aux impôts de production qui sont très au-dessus du reste de la zone euro. La baisse de 10 milliards d’euros est trop récente pour produire ses effets à ce stade. Donc il ne faut pas abandonner la compétitivité coût car cela permet dès le court moyen terme de redresser la barre. On a aussi vu ses effets en Allemagne dans les années 2000, en Espagne dans les années 2010. Une baisse supplémentaire des impôts de production soulève toutefois la question épineuse de son financement, dans un contexte de finances publiques particulièrement dégradées.
Cela ne veut pas dire par ailleurs qu’il est suffisant d’agir sur la compétitivité coût. Notre stratégie doit marcher sur ses deux jambes : elle doit produire des effets de court-moyen terme sur la compétitivité coût, à la hauteur de ce que nous permettent les finances publiques. Cela signifie trouver des solutions, comme une réforme des retraites qui peut faire partie de l’équation. Et il faut aussi une stratégie de plus long terme sur les sujets structurels qui jouent plus sur la compétitivité hors prix, notamment le sujet des compétences. Les compétences étaient un avantage comparatif de longue date qui est là aussi en train de se détériorer. La formation initiale, en français, en mathématique se dégrade. Nous sommes en dessous de la moyenne de l’OCDE. Il faut donc redresser la barre sur les formations initiale et professionnelle. Cela mettra du temps à faire effet mais c’est pour cela qu’il faut agir dès à présent. Enfin, il faut avoir conscience que réindustrialiser, c’est compliqué et ça prend du temps. Nous avons eu un choc de coûts dans les années 2000 et les entreprises industrielles françaises se sont retrouvées prises en tenaille entre une hausse de leurs coûts de production, notamment salariaux, et la nécessité de maintenir des prix compétitifs sur les marchés exposés à la concurrence internationale. Donc leurs marges ont fondu et, progressivement, une grande partie d’entre elles ont disparu du territoire français, qu’elles aient fait faillite ou bien qu’elles se soient délocalisées. Or, ce phénomène n’est que lentement réversible. Il faut reconstruire lentement un tissu d’entreprises et de compétences. Et cela prend forcément du temps. D’autant qu’on ne va pas reconstruire les mêmes usines qu’avant. Il faut s’adapter à l’époque et à ses défis (transitions numériques et écologiques en particulier). Je pense qu’il y a une prise de conscience de ces enjeux du président de la République, lorsque l’on regarde le plan 2030.
Loik Le Floch Prigent : Le diagnostic est très largement insuffisant, ce qui conduit à des résultats décevants. Il fallait réaliser une étude plus poussée avec un élargissement du constat et un vrai diagnostic car, effectivement croire à l’efficacité de solutions sans avoir pris le juste mesure des problèmes conduit au triste constat de mesures prises inopérantes.
Le tissu industriel s’est disloqué depuis une bonne trentaine d’années, certains secteurs ont été abandonnés comme le textile , et une philosophie s’est répandue, celle d’une France pays de services et du tourisme tandis que la saleté des usines était dénoncée à longueur de reportages, condamnant ainsi des chefs d’entreprises attachés viscéralement à la recherche du profit contre le bien commun. Les industriels ont littéralement été poussés hors de France tandis que l’on célébrait des délocalisations dans le sens de l’histoire. Les friches industrielles se multipliaient et des centres commerciaux ou des services culturels municipaux trouvaient des endroits où s’installer. La désindustrialisation a eu lieu car elle a été voulue et …réussie ! Ce n’est pas un accident et les délocalisations opérées par une partie de l’industrie dont l’Etat était le propriétaire illustre ce manque de hasard ou de fatalité.
Face aux conclusions de Rexecode, doit-on changer de stratégie si l’on souhaite réindustrialiser le pays ?
Loik Le Floch Prigent : Il ne faut pas considérer que la stratégie est mauvaise, notre industrie est pénalisée par rapport à ses voisines par des impôts de production qui n’existent nulle part avec ces montants ( 70 milliards annuels) et par des charges sociales indécentes, mais il y a bien d’autres choses à faire en plus de la remise à niveau qui est encore loin d’être réalisée, il y a l’imposition tout court sur les bénéfices, le droit du travail , le droit de l’environnement, les lois qui pénalisent systématiquement dans tous les domaines les entreprises, et l’ensemble de notre système de formation qui dénigre dès le départ l’industrie et ne permet plus à ceux qui le souhaitent de faire carrière épanouissante dans les secteurs de production. Les mesures prises sont inefficaces parce qu’elles sont insuffisantes , parce qu’elles n’ont pas pris en compte la totalité de la réalité dont la gravité doit être soulignée . Un grande partie de notre industrie est partie parce que l’on a voulu qu’elle parte et que l’on a oublié un élément fondamental : » seuls ceux qui font peuvent acquérir et développer un savoir-faire ». Ce n’est pas dans les bureaux que se fait l’industrie mais dans les ateliers et les usines !
Loik Le Floch Prigent : Il y a quelques mesures immédiates à prendre en plus de supprimer les impôts de production et de mettre les charges au niveau de nos concurrents européens
La première est de faire , à chaque projet de loi, décret ou directive , une étude sur les conséquences sur notre industrie des mesures envisagées. On voit bien , par exemple, que rien de tel n’a été fait récemment à propos de notre industrie aéronautique, automobile ou agro-alimentaire.
La deuxième est de supprimer le plus rapidement possible les mesures prises dans les codes de l’environnement et du travail , les normes et règlements, qui obligent les entreprises à franchir les frontières européennes pour avoir une chance de survivre .
Ainsi l’ensemble des forces vives du pays comprendraient que la France souhaite, de nouveau, que l’industrie soit maintenue, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui malgré tous les discours enflammés. Il va falloir faire des choix .
Alors que Bruno Le Maire veut continuer de baisser les impôts de production et que Valérie Pécresse veut elle aussi réduire les coûts, est-ce un bon calcul ? Les candidats devraient-ils proposer autre chose ?
Emmanuel Jessua : Ce sont des propositions qui vont dans le bon sens, à la condition qu’elles soient financées de manière rigoureuse et crédible. La France conserve toujours les dépenses publiques et les prélèvements obligatoires par rapport au PIB les plus élevées d’Europe. Donc c’est un sujet, mais ce n’est pas le seul sujet. Il y a aussi celui de l’investissement, des compétences. Le gouvernement semble montrer qu’il a pris conscience de ces enjeux. Mais je pense qu’on sous-estime beaucoup l’ampleur des investissements nécessaires, notamment dans le numérique et dans les technologies de la transition énergétique. Ce que l’Etat investit, c’est une goutte d’eau par rapport aux besoins, et il n’a pas les moyens de faire beaucoup plus en termes budgétaires. Il faut pourtant arriver à financer les innovations industrielles de demain. Seules les entreprises peuvent réaliser cet effort d’investissement. Il faut réfléchir à des modalités alternatives d’intervention publique pour soutenir la conception et la production de technologies innovantes sur le territoire français, notamment en favorisant une meilleure orientation de l’épargne des Français vers le financement en fonds propres des entreprises de croissance.
Loik Le Floch Prigent : Si on veut retrouver une compétitivité de notre appareil industriel ces mesurettes, même si elles apparaissent couteuses, ne suffiront pas. Nous avons pris des mesures anti-industrielles massives, mortifères, et elles ont réussi ! Maintenant il faut faire marche arrière, comme pour l’industrie nucléaire, et cela ne peut se faire qu’en restaurant la compétitivité industrielle , en mettant l’industrie française au même niveau de contraintes que celle de nos voisins, cela ne conduit pas à des subventions, la définition des secteurs d’avenir(qui peut en décider ?), des appels à projets… tout cela est dérisoire et inefficace, mais à des réformes de fond , des mesures générales, pour rendre leur liberté aux entrepreneurs, leur gout du risque, leur volonté d’innover. Les industriels n’ont pas besoin qu’on leur dise dans quels secteurs il faut aller, pas plus qu’il faille les convaincre qu’il faut automatiser, robotiser, numériser…leurs ateliers, ils ont besoin de restauration de leur rentabilité pour attirer des fonds propres et pouvoir investir. L’industrie priorité nationale ? Disons le et prouvons le.
Constat réaliste, mais comment construire un nouveau « crédit national » permettant d’irriguer les fonds propres d’entreprises opérant ou voulant opérer sur le marché national, européen ou mondial, sans une réforme fiscale et bancaire d’envergure? Et qui va piloter et attribuer les demandes en besoin de fond de roulement, sur les critères bancaires actuels?…
Autant le « crédit national » a bien rempli son rôle en redistribuant les dommages de guerre à ceux qui participaient au relèvement du pays, autant je n’ose imaginer les freins des comités Théodule, mis en place par l’état, pour surveiller le système bancaire chargé de distribuer une épargne populaire si convoitée…