Face aux dysfonctionnements rencontrés dans la gestion du Covid (maîtrise des datas par exemple) comme avec la panne massive rencontrée ce jeudi, on peut raisonnablement se demander si nous ne serions pas l’équivalent de somnambules qui continuent à avancer sur le chemin de la complexité technologique en sous-estimant totalement les défis techniques comme sécuritaires.
Atlantico : Ce mercredi 2 juin, une panne technique des équipements d’appel aux numéros d’urgence a paralysé les 150 000 appels quotidiens à la plateforme. Etait-ce un problème technique prévisible ? Avons-nous encore les moyens adaptés, aujourd’hui, pour maintenir ce genre de structures de télécommunications ?
Laurent Alexandre : Tous les gens qui font du développement informatique sur des choses un petit peu critiques savent qu’il faut faire ces ajustements la nuit, et non en cours de journée. Donc là il y a eu un problème de procédure majeur. Il est aberrant de changer ou de mettre à jour un morceau de code en pleine journée, au moment du rush des appels, ce sont des choses que tout informaticien de base fait pendant la nuit. Peut-être que pour des raisons syndicales, il n’y a pas assez d’informaticiens de garde chez France Télécom.
Un registre des numéros d’urgence et de dispatching, c’est un problème informatique simpliste, nous ne sommes pas là dans une limitation, ou dans la frontière technologique. On est ici sur une grosse erreur basique, et sur une application très simple. C’est un problème de procédure, ce n’est pas un problème de technologie.
Cela dit, nous avons un problème, car des entreprises comme Orange, sont extrêmement peu attractives pour les informaticiens de qualité, elle ne les paie pas bien, elle les considère peu…
Il est beaucoup plus amusant de travailler pour Netflix, Google ou Doctolib que chez Orange. Et donc, le niveau des informaticiens dans les grandes entreprises comme Orange, aujourd’hui, est médiocre. Les jeunes dynamiques ne vont pas dans un mastodonte ultra bureaucratique comme Orange.
Loïk Le Floch-Prigent : Ce qui vient de se passer est passionnant, c’est la démonstration des fragilités d’une confiance aveugle dans des techniques de moins en moins comprises et maitrisées par le plus grand nombre. En composant un numéro d’urgence qui ne répond pas, c’est tout un univers de confiance qui s’effondre ! On connaissait autrefois les numéros des pompiers, des gendarmes, des médecins… et tout ceci a été balayé par un appel simple d’un numéro à deux chiffres permettant un service universel. On pensait ainsi diminuer les risques et augmenter les performances et c’est probablement légitime, mais cette centralisation peut connaître des écarts et les utilisateurs sont tellement inconscients des techniques qu’ils utilisent qu’ils sont démunis devant l’échec de leurs tentatives d’appels. Ils sont tellement habitués à ce que « cela marche » qu’ils sont anéantis devant un fonctionnement déficient dont ils sont incapables d’imaginer les causes. Le monde entier utilise désormais les résultats des sciences et des techniques sans appréhender les risques de dysfonctionnement. La panne de véhicule ou la crevaison étaient des incidents fréquents, explicables, comprises, avec les instruments modernes elles sont incongrues et sans remèdes : notre culture scientifique a lourdement chuté tandis que les instruments mis à notre disposition se sont grandement sophistiqués ! Quel paradoxe !
Ces incidents ne sont donc pas prévisibles, ils sont cependant possibles et, pour finir, pas forcément explicables, les phénomènes observés pouvant faire l’objet d’opinions contradictoires et respectables, ce qui conduit à une conséquence inacceptable, à savoir qu’ils peuvent se reproduire : bénéficiaires des techniques modernes, nous en sommes aussi les esclaves et, en général, des esclaves heureux et « addicted ».
Sommes-nous encore capables d’assumer la complexité technologique grandissante de nos sociétés ?
Laurent Alexandre : Il y a deux choses ; d’une part, la complexité technologique va aller en croissance, et nous serons par moment face à des limitations. Mais ici, nous ne sommes pas confrontés à un problème de complexité technologique, c’est un problème de crétinisme organisationnel, ne confondons pas, notre monde qui croît en complexité, avec la médiocrité des équipes qui ont organisé cette mise à jour informatique, sans respecter les mesures de base de cette dernière.
La société restera à son habitude face à un équilibre difficile entre la croissance explosive de la technologie et la capacité politique de la réguler et de l’organiser.
C’est de la techno-politique, où politique et technologie fusionnent. Cette ère techno-politique suppose qu’il y a des gens compétents pour réguler les infrastructures. Il y a en France des entreprises bureaucratiques, et au sein de l’État des manques en informaticiens compétents. Et si demain Google continue à payer dix fois plus les informaticiens qu’Orange au gouvernement, et bien nous aurons effectivement un problème, parce que les GAFAM auront de bons informaticiens, alors que le gouvernement et Orange auront de plus en plus de difficultés pour gérer les applicatifs électroniques de fond.
Loïk Le Floch-Prigent : Nous apparaissons encore capables d’accepter une panne électrique, dans la mesure où on la comprend avec une tornade, un incendie de centrale, un phénomène naturel… par contre si c’est un « black out » dû à une insuffisance de la production cela parait plus difficile. Mais dès qu’il s’agit d’une panne téléphonique ou informatique c’est considéré comme un cataclysme, comme on l’a vu il y a quelques années avec la grande panne de la Gare Montparnasse qui a arrêté les trains pendant plusieurs jours : c’est le manque d’explications qui conduit au drame, et le manque de compréhension de l’intérieur du monde informatique alors que les spécialistes de son utilisation foisonnent. Le monde entier se sert quotidiennement d’instruments dont il ne maîtrise pas l’existence, leur panne est donc insupportable car elle contraint chacun à estimer et reconnaitre son ignorance.
Le cas des multiples dysfonctionnements informatiques et data rencontrés par exemple lors de la crise de la Covid-19 et de ce mercredi, sont-ils des preuves de notre inexpérience technique ? Quels sont les enjeux ?
Laurent Alexandre : Combien avons-nous de pannes ou d’accidents chez Google, ou Amazon au cours d’une année ? Prodigieusement peu. Vous avez pourtant vu l’incident d’OVH à Strasbourg. L’État français et les entreprises françaises doivent comprendre que les géants du numérique dépensent énormément en recherche, et beaucoup plus qu’eux.
Le budget de recherche d’Amazon, c’est 35 milliards de dollars par an ! C’est faramineux. Évidemment, Orange et le gouvernement auront du mal à lutter contre Amazon dans les années qui viennent, parce que l’investissement en recherche est trop faible en France.
Aujourd’hui, je pense que ce qu’il s’est passé (la panne du 2 juin) doit être un signal d’alarme. Manifestement, il y a des dysfonctionnements majeurs chez Orange, aucune entreprise normalement constituée ne met à jour un logiciel critique en journée. Premièrement, je pense qu’il n’y a plus assez de compétences informatiques, et qu’il n’y a pas assez de valorisation des informaticiens chez Orange, ce qui conduit à une médiocrisation du niveau des équipes. Deuxièmement, plus généralement, on observe que les pays européens n’arrivent plus à suivre la technologie – indépendamment de la panne d’Orange – parce que les GAFAM investissent beaucoup en comparaison et la différence se fait sentir.
D’ailleurs, plus généralement, l’État a délégué certaines tâches informatiques qu’il était incapable de faire. C’est Doctolib qui s’est occupé des rendez-vous pour la vaccination à la Covid-19, l’état a pris acte du fait qu’il était inapte d’avoir des informaticiens du niveau de ceux de Doctolib. L’État est donc obligé de sous-traiter aux start-ups qui sont compétentes. C’est là encore le signal de la perte en compétences des grandes entreprises publiques comme Orange, et plus généralement de l’État sur le plan technologique et informatique.
Si nous continuons à sous-investir en technologie numérique, la France va devenir une colonie technologique des géants californiens de l’intelligence artificielle. Il n’y a là-dessus aucun doute, nous n’allons pas avec de maigres budgets, et en sous-payant les informaticiens, concurrencer un Amazon qui dépense 35 milliards en recherche par an.
Aujourd’hui, soit on prend acte du nouveau monde, soit la France va couler sur le plan technologique et en souveraineté. Sur l’ensemble des domaines technologiques (smartphones, réseaux sociaux, moteurs de recherche, intelligence artificielle…) la France est en train de stagner, bien que politiquement, on nous explique le contraire, mais c’est un mensonge.
Loïk Le Floch-Prigent : Inexpérience technique certes, mais surtout incompétence technique, incompréhension technique ! Ce monde qui veut décider de tout, en particulier de l’avenir avec la fin du pétrole, du gaz naturel, du plastique, des pesticides… qui veut favoriser le véhicule électrique, l’hydrogène, la production électrique éolienne, qui sait tout sur la biologie en devenant en quelques mois épidémiologiste et spécialiste des vaccins est d’abord un monde de l’ignorance de ce qu’est la science, la technique et l’industrie. C’est un monde de l’émotion avec une compétence immédiate de l’internet qui vous transporte en quelques clics producteur de légumes, grand cuisinier, biologiste et physicien du solide ! Mais la réalité veut être ignorée, on célèbre des slogans et on se berce dans nos sensations en oubliant que la connaissance est empirique, rend nécessaire une méthode heuristique et que les conclusions sont toujours provisoires, en attendant qu’elles soient contredites ou maintenues. On a désormais des outils qui nous permettent de ne pas réfléchir et nous en faisons une utilisation maladive, cela nous rassure.
Les enjeux c’est de voir de proche en proche l’instrument se substituer à la réflexion, et la crise de la Covid l’a parfaitement illustrée. Devant la pandémie il fallait agir, et l’action c’était l’interdiction ! La logique c’était tester et isoler, puis se servir de tous les instruments disponibles, mais l’ignorance de l’expérience scientifique chez les dirigeants comme dans la population a conduit aux interdits arbitraires à l’efficacité totalement inexplicable. Chacun peut désormais revendiquer avoir utilisé la bonne méthode mais c’est un processus essentiellement politique, une manipulation de l’opinion reposant sur de médiocres acquis scientifiques. Le séquençage, par exemple, pour traquer les variants, a eu peu d’adeptes en France et les analyses des eaux usées, très performantes, ont toujours du mal à se généraliser dans notre pays : nous sommes devenus un peuple éloigné de la science et nous semblons aspirer à le rester !
Assisterons-nous dans les prochaines années à une explosion des cas de cybercriminalité due à ces phénomènes ?
Laurent Alexandre : Actuellement, la France ne veut pas que les entreprises stockent leurs données aux États-Unis, donc on se dirige lentement vers un cloud souverain, mais en réalité, ce dernier sera géré par la technologie Microsoft. Nous serons protégés de la cybercriminalité parce que nous hébergerons nos données et gérerons nos applicatifs par les géants californiens, mais sans le dire.
Aujourd’hui pour résister à la cybercriminalité, il faut des dizaines de milliards de dollars en recherche par an, le gouvernement français ne mettra jamais cet argent là-dedans. Atos et Capgemini sont beaucoup trop petits pour protéger les acteurs et les citoyens français face à la cybercriminalité, qui demain grâce à l’intelligence artificielle, sera de plus en plus sophistiquée. Vous verrez demain, que même l’informatique de la bombe atomique française sera gérée par les géants de l’intelligence artificielle, toujours sur le sol français, mais avec des technologies Google ou Microsoft.
Loïk Le Floch-Prigent : La cybercriminalité est un autre sujet, elle est liée à une utilisation magistrale des outils sans forcément connaitre leur fabrication, on peut conduire magnifiquement un engin sans en maitriser les processus de fabrication ! On va donc assister à des attaques nombreuses de génies utilisateurs aptes à pirater et à maitriser paramètres, algorithmes et data. Ils vous mettront en panne mais cette éclipse sera explicable par d’autres experts « utilisateurs » qui vont devoir inventer des protections et des armes de contre-attaques. Le sujet traité à propos d’une panne de l’outil lui-même est différent car il concerne l’intérieur du réacteur et non son utilisation. C’est beaucoup plus grave car le nombre d’experts se rétrécit dangereusement comme on l’a vu avec la panne de la gare Montparnasse : l’hypothèse sur laquelle on travaille est celle des difficultés de cohabitation entre les courants forts et les courants faibles générateurs de perturbations encore inexplicables mais, hélas observables ! Pas très réconfortant ! On utilise des engins tous les jours dont nous allons de moins en moins comprendre les pannes, mais, heureusement, elles ne seront pas très fréquentes ! Retrouverons un jour le gout du risque ?
J’avais une certaine admiration pour Laurent Alexandre.
Mais quand je vois comment il parle d’un sujet que je connais, je me rends compte à quel point je dois me méfier de tout ce qu’il dit ;-).
Laurent, parfois il est nécessaire de pouvoir compter sur tous et instantanément ce qui oblige à travailler aux heures ou tous sont à leur poste,… et pas au lit :-).